associée aux XIXème et XXème siècles.
Les concepts de patrimoine et de monument historique «ont été définis et mis en œuvre par l’Occident dès les XIXème. et XXème siècles […] et transposés un peu partout dans le monde, […]. » [2]. Pour l’Algérie, beaucoup s’accordent à dire que la notion de patrimoine est un héritage de la colonisation française [3]. Si tel est le cas, il convient de s’interroger sur le sens qu’il revêt dans le contexte algérien d’aujourd’hui.
Le patrimoine «est constitué d’un ensemble d’éléments matériels et immatériels, d’ordre culturel, chargés de significations multiples à dimension collective, et transmis de génération en génération » [4]. C’est la réalisation dans la conscience collective de l’attachement qui l’unit à des ensembles aux valeurs de mémoire, légués par les générations antérieures. C’est ce qui relie des générations entre elles et qu’on identifie comme étant porteur d’une identité culturelle. Si le patrimoine historique représente aujourd’hui un besoin que ressent notre époque «[…] de conserver des repères au sein de ce mouvement universel, des références permettant d’identifier ses racines» [5], il devient alors quelque peu déstabilisant pour toute une génération « d’identifier ses racines » à un héritage fondamentalement représentatif de l’altérité. Au-delà de la valeur artistique ou économique d’un bien culturel, la notion d’identité est fondamentalement liée à celle du patrimoine. La reconnaissance comme patrimoine d’un héritage qui ne porte pas en lui des valeurs reconnues par tous comme déterminant son identité propre, peut pour certaines idéologies, représenter un insurmontable compromis.
A ce titre, en Algérie, la production architecturale et urbaine des XIXème. et XXème. siècles issue de la présence française dans le pays, constitue un exemple édifiant. La conception patrimoniale rapportée à un espace architectural importé, voir imposé tel que c’est le cas de l’héritage colonial, suppose un effort d’acceptation et d’appropriation que seule la dimension temporelle peut en permettre l’accès. Ainsi, les questions qu’elle soulève renvoient indéniablement aux concepts de sens et de reconnaissance et par voie de conséquence au rapport de dissonance qui les fondent.On peut donc, à juste titre affirmer qu’en Algérie, la notion de patrimoine architectural et urbain associée aux XIXème et XXème siècles, complexe et ambigu, est fortement problématique.
Le patrimoine rassemble et divise à la fois. Il rassemble lorsqu’il est porteur de valeurs d’identification culturelle d’un peuple et divise lorsqu’il devient instrument idéologique. En Algérie, la notion de patrimoine rassemble autour de l’ancien mais, s’agissant de l’héritage des XIXème et XXème siècles, elle divise considérablement. Même si pour certains, la charge émotionnelle associée à cet héritage, continue de constituer sa principale caractéristique, d’autres essentiellement les milieux universitaires et une frange de la société civile la perçoivent comme une mémoire partagée issue de la rencontre des cultures méditerranéennes.
La notion de patrimoine est aussi chargée d’ambiguïté. La démarche patrimoniale est à la fois exclusive et globalisante. Elle reste encore aujourd’hui fortement marquée par le poids de l’histoire récente du pays. Elle semble alors fermée à toute notion d’enrichissement par l’échange et la pluralité et donc implicitement à l’idée même de concept de «patrimoine partagé ». Nous ne décelons ni dans les déclarations officielles, ni dans les instruments de protection de volonté explicite de prise en charge du statut ou du devenir de ce patrimoine. [6]. Par ailleurs, comme pour éluder la question du devenir de cet héritage, la notion de patrimoine est fondée sur une vision globalisante qui consiste à regrouper dans une même problématique l’héritage ancien et moderne, traditionnel et des XIXème et XXème siècles.
S’il est vrai que le patrimoine est toujours l’objet de controverses, en Algérie, il devient un terrain favorable aux querelles idéologiques. La question de la conservation (quel monument conserver et pourquoi) n’est alors plus appréhendée de manière objective [7] . A ce titre, l’architecture issue des XIXème et XXème siècles, longtemps injustement marginalisée est loin de susciter l’intérêt qu’elle mérite. Cela rend certaines démarches de classement d’édifices des XIXème et XXème siècles d’autant plus intéressantes à l’exemple de :
- la jumenterie de Tiaret initiée par le ministère de l’Agriculture,
- la mine de kenadsa initiée par le ministère de l’industrie
-ou encore la centrale électrique de Boghni initiée par la SONELGAZ [8] et le ministère de l’Énergie, ces différentes institutions ont jugé utile de sauvegarder un patrimoine immobilier en péril. Pourtant, même si, le temps aidant, ses valeurs architecturale et économique sont peu à peu admises dans les cercles de réflexion universitaire [9] ou associatif, toute démarche vers une reconnaissance officielle comme «patrimoine historique » [10] semble représenter à ce jour une gageure. Au moment même où, une forme d’attachement à cet objet qui définit aussi l’image des villes algériennes se construit progressivement, à un moment où l’on note ça et là des tentatives timides de protection de certains ensembles urbains et architecturaux [11] , la question de sa place et de son devenir doit être posée de manière sérieuse et objective.
Notes
[2] David, Jean-Claude, «Le patrimoine, architectures et espaces, pratiques et comportements. Les Souks et les Khans d’Alep.Figures de l’orientalisme en architecture, REMMM, 73-74, Edisud, 1996.
[3] Oulebsir Nabila «La construction du patrimoine en Algérie de la conquête au centenaire (1830-1930).
Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2000, P270
[4] Jean-Marie Vincent. «Le sens des lois ». L’année du patrimoine. Numéro un.1992.
[5] Idem
[6] A ce titre, un examen minutieux de la liste des édifices des XIX è. et XX è. siècles classés révèle que sur les 22 monuments que compte la liste, 17 ont été classés après l’indépendance. Sur les 17, environ 35% de ce patrimoine est consacré avant tout pour sa valeur symbolique associée à la guerre de libération que pour ses valeurs artistique et architecturale.
[7] Cette question a fait l’objet de plusieurs réflexions dans diverses revues.Les cahiers de recherche, Monde arabe contemporain, N° 6, «Patrimoine, identité, enjeux politiques »; Gremmo, Maison de l’orient méditerranéen, Lyon, France.; La revue Insaniyat, N°12. Le patrimoine, CRASC, Oran, Septembre - Décembre 2000. Ces numéros thématiques sont consacrés à la perception du patrimoine au-delà de l’inventaire et de la conservation et intègrent la dimension identitaire au débat sur le patrimoine.
[8] Société nationale de l’électricité et du gaz.
[9] en cela, il est intéressant de noter la tendance actuelle dans les écoles et instituts d’Architecture à investir dans la connaissance de ce patrimoine immobilier et urbanistique du XIX ème XX ème siècle qui constitue en somme un pourcentage important des villes Algériennes à l’exemple du colloque international « ALGER lumières sur la ville » qui s’est tenu à l’EPAU à Alger, en mai 2002.
[10] La place du patrimoine des XIX et XX siècles dans le corpus des édifices protégés représente moins de 6% du patrimoine national protégé ce qui, illustre très bien la très faible prise en charge et l’absence d’intérêt envers ce patrimoine récent. Il devient impératif aujourd’hui de mettre en place des campagnes de sensibilisation et de valorisation de ce patrimoine.
[11] On notera parmi ces tentatives, celles de la proposition au classement du front de mer d’Alger et de certains édifices tels que les théâtres nationaux d’Alger et d’Oran, ou encore la constitution d’un dossier de classement de l’édifice néo-maurésque du XXème siècle L’E-N-A (école nationale d’administration) par l’Agence nationale d’archéologie.