Pourquoi Djelfa est toujours dernières de la classe
Des conditions de scolarité déplorables. Des parents démissionnaires. Une gestion du secteur très controversée… Les raisons ne manquent pas pour justifier la dernière place de la wilaya de Djelfa en matière de résultats scolaires et sa première place… au classement de l’analphabétisme. Alors qu’une commission ministérielle a été mise en place pour trouver des solutions, El Watan Week-end s’est rendu sur place. Enquête.
Il m’est arrivé de recevoir des élèves très faibles, parfois au bord de l’évanouissement. C’est une réaction normale si la veille, ils n’ont rien mangé ! Comment voulez-vous qu’ils assimilent les cours ?» regrette Mohamed Belaadel, directeur d’un collège. La wilaya de Djelfa compte les communes les plus pauvres de l’Algérie.
«Nous n’avons ni transport ni cantine. Et il n’y a même pas où manger. Il faudrait fournir un effort monumental pour arriver à l’heure le matin et c’est d’ailleurs pour ça que je ferme les yeux sur certaines absences et retards des élèves. Je les comprends parfaitement. Dans de telles conditions, nous ne pouvons pas, pédagogiquement, leur demander plus.» Ali Hassini enseigne les mathématiques dans la commune de Zekkar, à 40 km de Djelfa. Pour arriver jusqu’au collège, lui qui habite pourtant à 13 km de son lieu de travail, il doit la plupart du temps faire de l’autostop ou demander une faveur au transport scolaire du lycée voisin, car il n’y a ni bus ni taxi. Cet enseignant, à l’instar de tous ses collègues de la région, doit chaque jour préparer son cours et sa… course. Et s’il réussit à trouver un moyen pour se rendre à son cours, il lui reste à chercher comment… rentrer chez lui ! Et ce n’est pas toujours facile. Ces conditions expliquent les mauvais scores scolaires dans la wilaya de Djelfa.
«De plus, les enseignants ne bénéficient pas des mesures incitatives dont profitent ceux du Grand-Sud. Alors qu’en même temps, nous ne nous trouvons pas au Nord», constate-t-il. «Entre deux communes, il y a parfois l’équivalent d’une distance de deux wilayas ! Nous devrions bénéficier de certaines aides, notamment en matière de transport», témoigne Saâd, enseignant au collège.
Le français trop tardif
Une autre explication au fait que la wilaya soit restée depuis une décennie à la traîne tiendrait à l’enseignement tardif du français. Karima, enseignante dans la langue de Molière au collège Ben Aïssa Belkacem, explique que certains élèves accèdent au collège sans apprendre un mot, faute d’encadrement, alors que l’enseignement du français est censé commencer à partir de la troisième année primaire. «Lorsque je m’adresse à mes élèves des différentes classes, j’ai l’impression qu’il s’agit de leur premier contact avec cette langue, précise-t-elle. Il est impossible d’appliquer le programme officiel. Sinon, aucun d’eux ne saisirait un seul mot ! J’applique alors certaines méthodes plus faciles pour que l’élève assimile mieux. Imaginez-vous que je suis encore au stade de l’apprentissage des lettres de l’alphabet ! Il y a encore des élèves au collège qui n’arrivent pas à écrire leur nom en français. Et il m’arrive parfois d’expliquer le cours en arabe.»
Mme Lagoune Bendarrache, enseignante de français au lycée El Nadjah, ajoute : «Le programme est conçu de telle manière qu’on l’enseigne comme une langue seconde, alors qu’en réalité, elle est considérée comme langue étrangère. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces mêmes élèves ne développent aucun complexe à apprendre l’anglais.» Pour l’enseignante, il faudrait revoir toute la politique de l’enseignement du français, qui s’est avérée défaillante à partir du primaire, et revoir également tout le statut de la langue dans la société en la désacralisant.
Des parents démissionnaires
Autre problème : le rôle des parents. Dans les steppes, la culture du suivi scolaire de la part des parents n’existe pas. Le plus important étant que leur enfant passe d’une classe à une autre et qu’il ne soit pas exclu, surtout s’il s’agit d’un garçon. Et si c’est une fille, la décision d’être renvoyée est la bienvenue. Ce qui explique le taux de réussite légèrement plus élevé chez les filles. «Elles savent, explique Lila Belouadhah, enseignante en sciences naturelles dans le même collège, que la durée de leur scolarité est strictement limitée.» Parfois elle se limite au primaire, car les parents refusent de mettre leur fille en internat ou de les laisser tous les jours prendre les moyens de transport. «Un jour, j’ai convoqué les parents d’un élève. Ils ont refusé de venir en m’invitant à le frapper, en me signifiant que je suis libre de faire de lui ce que je veux !» déplore Karima, qui appelle les parents à s’impliquer davantage dans la scolarisation de leurs enfants. D’après l’économe du collège, aucun parent n’a répondu aux différentes invitations pour créer une association de parents d’élèves.
«Ils n’y croient pas et aucune candidature n’a été déposée», argumente-t-il. Interpellé sur cette question, un parent d’élève nous a répondu : «Croyez-vous que je n’ai que ça à faire ? Avec la cherté de la vie et la traditionnelle queue qui me bloque au bureau de poste pour retirer de l’argent, je suis incapable de supporter les discours des enseignants. C’est à eux d’enseigner et d’éduquer sinon, pourquoi je mettrais mes enfants à l’école ? Ils sont payés pour ça ! Il ne faut pas oublier que nous avons véçu l’enfer pendant le terrorisme...» Ibrahim Djabellah, vice-président de l’APW de Djelfa, également enseignant en histoire, reconnaît qu’il est très difficile de mobiliser les parents. «Les cours de soutien pour lesquels une enveloppe de 2 millions de dinars a été consacrée cette année sont boudés par les parents, relève-t-il. Rares sont les élèves qui s’y inscrivent. Les parents ne font malheureusement pas confiance aux cours dispensés dans les établissements scolaires. Ils se dirigent vers les cours offerts par les différentes associations dans des hangars. Les élèves détestent leur école pendant la semaine et personne ne les encourage à s’y rendre les week-ends ou pendant les vacances pour ces cours de soutien !»
Gonfler les notes du bac
Autre problème qui se pose avec acuité : les «interventions externes» (comprendre piston) et le passage massif de tous les élèves quels que soient leurs résultats. Leur enfant a été régulièrement absent en cours tout au long de l’année ? Qu’importe. Les parents usent alors de leurs connaissances pour qu’il passe dans la classe supérieure. «Ici, nous appliquons la pyramide inversée, explique Mme Lagoune Bendarrache. En principe, au fur et à mesure des années, de la première à la troisième année de lycée, nous nous retrouvons avec un quart d’élèves candidats au bac. Mais chez nous, tout le flux d’élèves passe au bac. Cela est antipédagogique. Et c’est là que l’échec est patent.» Et suite à la décision du ministère de sanctionner les chefs d’établissement n’ayant pas enregistré de bons résultats, «ces derniers n’hésitent pas à gonfler les notes ou à faire passer les élèves sans aucun critère. Ils ont peur des sanctions et veulent à tout prix cacher le niveau réel des élèves», affirme Ibrahim Djabellah.
Mme Lagoune Bendarrache raconte son expérience en 2007, lorsque la wilaya a grimpé d’une manière douteuse dans le classement des wilayas aux résultats du bac. «J’ai commencé à surveiller les épreuves dès le premier jour du bac. Je n’ai pas supporté tous les actes de tricherie ! Des sujets corrigés ont été distribués de telle manière à faire comprendre à l’opinion publique que les efforts du ministère ont abouti à un résultat. Le taux de réussite était tellement élevé que personne n’y a cru. Moi, je préfère être en dernière position qu’en première en trichant…»
«La racaille de l’éducation»
La mauvaise gestion du secteur de l’éducation, d’après les enseignants, y serait aussi pour beaucoup dans les mauvais résultats de la wilaya. Tous s’accordent à dire que Djelfa est «le point de passage des directeurs de l’éducation incompétents» ou «une planque en attendant la retraite». Six directeurs ont été installés en douze ans et aucun d’eux n’a pu achever son mandat de cinq ans. Trois directeurs y ont entamé leur carrière et deux autres sont venus en pré-retraite, le sixième, quant à lui, avait des problèmes avec la justice. «‘Ils’ nous ramènent la racaille de l’éducation», argumente une conseillère en orientation. «C’est la mafia et ils finissent tous devant la justice», assurent les enseignants.
«C’est tout un passif qu’il faudrait gérer, selon, Ibrahim Djabellah, vice-président de l’APW de Djelfa. La wilaya a un déficit de 2 000 enseignants, toutes disciplines confondues. Dans les zones éloignées, la totalité des enseignants sont des contractuels. Et lorsque la politique de décentralisation des salaires était encore appliquée, le recrutement des enseignants faisait l’objet d’un véritable business. Résultat : aucun enseignant n’a jamais été stable dans son poste.» En attendant de trouver des solutions radicales, Djelfa, le bonnet d’âne de l’éducation, reste incontestablement en pole position en nombre d’analphabètes ! Statistiquement, elle est classée la… première.