Stance du Cid
Percé jusques au fond du cœur
D’une attente imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle
Et malheureux objet d’une injuste rigueur
Je demeure immobile et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue
Si près de voir mon feu récompensé
O Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé
Et l’offenseur, le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse
L’un m’anime le coeur , l’autre retient mon bras
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme
Ou de vivre en infâme
Des deux cotés mon mal est infini
O Dieu , l’étrange peine !
Faut il laisser un affront impuni ?
Faut il punir le père de Chimène ?
Père, maîtresse, honneur ; amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie
Tous mes plaisirs sont morts , ou ma gloire ternie
L’un me rend malheureux , l’autre indigne du jour
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse
Mais ensemble amoureuse
Digne ennemi de mon plus grand bonheur
Fer qui cause ma peine
M’es tu donné pour venger mon honneur ?
M’es tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas
A mon plus doux espoir l’un me rend infidèle
Et l’autre indigne d’elle
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine
Allons, mon âme , et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène
Oui mon esprit s’était déçu
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :
Que je meure au combat,ou meure de tristesse
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu
Je m’accuse déjà de trop de négligence
Courons à la vengeance
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine
Puisque aujourd’hui mon père est l’offensé
Si l’offenseur est père de Chimène.
(Pierre Corneille)