Désormais, seul l’Hexagone existe
pour les moins de 12 ans
par vincent capdepuy
La confection des programmes d’histoire,
on le sait, est un exercice périlleux. S’y
mêle le futur d’une société qui se projette
par son enseignement, un passé complexe emmêlé
de mémoires et troué d’oublis, et un présent
sous tensions. La publication des projets des
programmes de cycle 3 [les deux dernières années
de l’école primaire et la première année du collège]
et de cycle 4 [les trois années de collège suivantes],
au mois d’avril, avait suscité l’ire des réactionnaires
qui, depuis la fin des années 1970, se font l’expression
d’une France de plus en plus rancie.
A ce moment, au contraire, d’autres avaient cru
saisir une lueur d’espoir. Au mois de juin, un forum
fut organisé en Sorbonne où les uns et les
autres purent s’exprimer. Mais seuls certains
semblent avoir été entendus, les premiers, les
plus frileux, les plus obtus. Les programmes définitifs
rendus publics le 18 septembre ont enterré
pour longtemps sans doute notre espérance
d’une évolution notable : un cadre prescriptif
étouffant toute velléité d’innovation pédagogique,
une vision de l’histoire plus que jamais
nombriliste.
RECULADE
Quelle reculade de la part du Conseil supérieur
des programmes (CSP) ! Michel Lussault, qui en
est le président, refuse de l’admettre, mais ces
programmes sont un véritable racornissement
de toute ambition à faire avancer substantiellement
l’enseignement de l’histoire dans ce pays.
Lui qui avait publié en 2013 un ouvrage sur L’Avènement
du monde (Seuil) avalise ici, sous une
pression que l’on devine, des programmes qui en
sont la biffure. La France est redevenue le centre
incontournable de l’enseignement historique. La
France doit être le prisme de l’enseignement historique.
Non seulement le gouvernement opère un recul
sur les propositions antérieures, mais il revient
également sur les programmes de 2008 qui
s’ouvraient à des histoires extra-européennes :
« Si l’histoire nationale reste essentielle, elle ne
constitue plus un passage obligé pour une ouverture
sur l’histoire de l’Europe et du monde. » On se
souviendra peut-être des cris d’orfraie qu’avait
provoqués l’introduction de quelques chapitres
sur l’Inde des Gûpta, sur les « empires » du Mali
ou encore sur le Monomotapa. Nous sommes
rassurés, il n’est plus question d’enseigner l’Afrique.
Elle est désormais sortie de l’histoire. On
imagine la jubilation des conservateurs, dont le
silence signe leur *******ement.
Les programmes de primaire sont la perpétuation
d’une histoire nationale, de la préhistoire à
la construction européenne, en passant par la galerie
monarchiste, de Clovis à Napoléon Bonaparte.
Avant 12 ans, un enfant n’a pas le droit à
l’histoire du monde. Heureusement qu’il existe
des cabanes magiques, qui, aussi médiocres
soient-elles, leur ouvrent des fenêtres sur
d’autres horizons ! Quant au collège, on retrouve
cette longue histoire-tunnel qui, après l’observation
rapide (sic) de cartes de l’histoire du peuplement
du monde par l’humanité naissante,
trouve toujours son origine dans l’« Orient ancien
» et se conclut par la Ve République, avec un
chapitre sociologique étrangement interrompu
aux années 1980, comme s’il était malvenu de
parler des évolutions plus contemporaines de
notre société.
UN RÉCIT DIGNE DU XIXE SIÈCLE
Entre-temps, les élèves auront vu l’Egypte et la
Mésopotamie, la Grèce et Rome, l’Empire carolingien
et l’Empire byzantin, l’Islam, l’Occident
féodal et le royaume de France, les « grandes découvertes
», l’humanisme, la monarchie absolue,
la traite atlantique, les Lumières, la Révolution
française, l’Empire, la « révolution industrielle »,
la colonisation, la IIIe République, les deux guerres
mondiales, les génocides des Arméniens, des
Juifs et des Tziganes, Vichy et la Résistance, la
guerre froide, les indépendances et l’émergence
du tiers-monde, le « monde après 1989 », les IVe
et Ve Républiques. Ouf ! tout est là. Rien n’a été
oublié du roman civilisationnel élaboré progressivement
depuis le XIXe siècle. Rien ? Si ce n’est le
monde.
Alors, certes, il y a un petit excursus le long de la
« route de la soie », mais quid de la Chine après
les Han [à partir de 206 av. J.-C.] ? Quid de l’Inde,
de l’Iran et de tous ces pans du monde qui méritent
tout autant d’être évoqués ? Alors c’est vrai, il
y a le temps, cette peau de chagrin que les enseignants
essayent, vaille que vaille, de préserver,
entre les chahuts et les injonctions diverses ; et
dans le cadre d’une ambition intellectuelle qui
reste l’objectif de toutes les disciplines et pour
tous les élèves, en vue d’une véritable démocratisation
scolaire, les choix sont impératifs, vitaux.
C’était peut-être l’acquis le plus important des
projets d’avril : casser l’illusion conservatrice, entretenue
par l’Association des professeurs d’histoire
et de géographie (APHG), de maintenir un
récit qui serait cohérent et fondateur de notre
identité, quand l’histoire est certes l’apprentissage
d’un certain nombre de repères, qu’il aurait
été bon de rediscuter, mais aussi et surtout
l’exercice d’une boîte à outils pour penser les sociétés
humaines.
Lorsqu’on parle du monde, il ne s’agit donc pas
de jouer une histoire contre une autre, l’histoire
globale contre l’histoire nationale, selon un manichéisme
forcément trop simpliste. Bien sûr
que la France et la République restent des objets
historiques de référence pour un enseignement
public qui contribue à faire la société, mais pour
l’émancipation d’individus qui sont aussi des citoyens
du monde en devenir, il y a un horizon
beaucoup plus large qui a été oublié. Déjà,
en 1889, Elisée Reclus, s’inspirant d’une définition
du Dieu datant du IVe siècle, écrivait « la
Terre est désormais sans limites, puisque le centre
en est partout sur la surface planétaire et la circonférence
nulle part ». C’est cette capacité à décentrer
son regard qui est au coeur de l’histoire globale
et qui n’a, de toute évidence, pas été comprise
par le pouvoir en place, dont le CSP n’a été
que l’instrument. p