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B18 l'objectivite

Qu’est-ce que l’« objectivité » ?
ہ propos de : Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Les Presses du Réel.
par Arnaud Esquerre , le 13 juin 2012

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La manière dont nous concevons ce qui est ou non objectif a plusieurs fois changé depuis le XVIIe siècle. Pour explorer ces variations, Lorraine Daston et Peter Galison étudient les « atlas » que formeraient les usages scientifiques de l’image. Ces illustrations de plantes, de planètes, de méduses ou de flocons de neige en disent long, en effet, sur les régimes de l’objectivité – avec à l’horizon du XXIe siècle, la possible disparition des représentations dans les pratiques scientifiques.
Recensé : Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité. Préface de Bruno Latour, traduction de Sophie Renaut et Hélène Quiniou. Paris, Les Presses du Réel, 2012, 582 p., 28 €.
« L’objectivité scientifique » a une histoire dont Lorraine Daston (Max Planck Institute) et Peter Galison (Harvard) proposent un ambitieux récit, publié dans une édition superbe des Presses du réel (laquelle donne envie, à elle seule, de continuer à s’encombrer de livres de papier plutôt que de se simplifier l’existence avec une morne tablette électronique).

D’après les auteurs, l’« objectivité », mot dont le sens a profondément changé du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, n’est apparue comme une nouvelle façon d’étudier la nature et un objectif scientifique qu’au milieu du XIXe siècle. Cette « objectivité », affirment Daston et Galison, « implique la suppression d’un aspect du moi, et s’oppose à la subjectivité » (p. 48). Mais forgée l’une contre l’autre, « objectivité » et « subjectivité » ne peuvent pas exister non plus l’une sans l’autre, formant une « subobjectivité », comme l’écrit Bruno Latour, avec son art de la formule, dans son introduction à l’ouvrage (p. 12). Daston et Galison explorent cette histoire en étudiant la fabrication d’images scientifiques. Car les « atlas », expliquent les auteurs, « révèlent l’évolution des normes qui gouvernent la bonne manière de voir et de représenter les objets de travail de la science » (p. 63).

Les régimes de « l’objectivité »

ہ la manière d’un Foucault élaborant des régimes de vérité, l’histoire de l’« objectivité » ici proposée est séquencée en régimes. Toutefois, le passage d’un régime à un autre n’est pas, d’après Daston et Galison, brusque et rapide : il ne s’agit pas d’un changement de « paradigme » qui s’effectuerait en quelques années. L’émergence du régime de l’« objectivité » scientifique s’étend ainsi des années 1830 aux années 1870, surgissant d’abord de manière sporadique avant de déferler, ce qui conduit les auteurs à proposer le modèle de « l’avalanche » : des interventions, d’abord dispersées, s’amplifient brusquement et se transforment en un ample mouvement.

Au début du XVIIIe siècle, le régime de « la vérité d’après nature » s’impose parmi les auteurs d’« atlas », comme par exemple le botaniste Linné (chapitre II). Ce régime de la « vérité d’après nature » surgit lui-même en réaction à un régime antérieur, caractérisé par une attention à la variabilité et à la monstruosité de la nature au XVIIe siècle. Dans le régime de la « vérité d’après nature », l’observation attentive permet de dompter la variabilité de la nature et de discerner les genres « véritables » des plantes et d’autres organismes. ہ cette époque, l’art et la science convergent dans des jugements où la vérité et la beauté sont étroitement liées. L’idéal d’un Réaumur travaillant avec son illustratrice Hélène Dumoustier de Marsilly est que l’artiste comprenne si bien les vues du scientifique qu’elle les devine sans avoir besoin d’explications, comme si les deux paires d’yeux ne formaient qu’un seul regard. Le couple « voir » et « dessiner » constitue un acte d’appréciation esthétique, de sélection et d’accentuation, l’image pouvant être « améliorée ».

Si, au XVIIIe siècle, les scientifiques consacrent leurs efforts à la sélection des objets et à la formation des illustrateurs, ils aspirent au siècle suivant à ne pas intervenir, attitude caractéristique du régime de « l’objectivité mécanique » (chapitre III). Le but étant de débarrasser les images de toute intervention humaine, « l’imagination » doit être limitée par l’enregistrement mécanique (« Représente comme si l’observateur n’était pas là »), et principalement au moyen de la photographie, grâce à quoi, par exemple, le photographe et anthropologue Richard Neuhauss, associé au météorologiste Gustav Hellman saisirent ainsi l’asymétrie des cristaux de neige. Le caractère automatique permet de réaliser l’idéal d’« objectivité », bien que la photographie, pouvant être transformée, puisse aussi ne pas être « objective », et qu’il existe d’autres images « objectives » que des photographies. Si bien que peuvent s’opposer la photographie scientifique, mécanique, donc « objective », et celle « esthétique », portant la marque de l’individualité et de l’imagination de l’artiste. Alors qu’au XVIIIe siècle, l’art et la science s’unissaient dans un rapport de collaboration, le XIXe siècle voit ces deux territoires non seulement se détacher mais se construire l’un contre l’autre. Tandis que les artistes revendiquent l’expression du « moi » comme une condition de l’art, les scientifiques veillent à ce que les images n’en comportent aucune trace. Le grand obstacle de « l’objectivité » est désormais la « volonté désordonnée et incontrôlée ». Tout au long du XIXe siècle, le couple objectif/subjectif est interprété et commenté à partir des écrits de Kant (chapitre IV).

Cependant, écrivent Daston et Galison, « l’objectivité mécanique » comporte une instabilité, notamment en ce qu’il est difficile de monter en généralité à partir d’un cas restitué de manière mécanique et qu’il est impossible d’exclure toute « subjectivité » de la production d’une image. Cette limite de « l’objectivité mécanique » a provoqué deux réactions : d’un côté une « objectivité structurale », qui supprime totalement l’image ; d’un autre côté le maintien des images mais accompagnées par un « jugement exercé ».

Apparue à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, « l’objectivité structurale » se défie de toute image et s’appuie sur des structures (chapitre V). Celles-ci, conçues comme des lois naturelles exprimées dans un langage logique et mathématique, sont supposées survivre au renversement des anciennes théories par les nouvelles. Daston et Galison relèvent comme partisans de l’objectivité structurale des logiciens comme Frege, Peirce et Russell, et des physiciens tels que Poincaré et Planck. Daston et Galison soulignent que « l’objectivité structurale » est différente du « réalisme structural » apparu à la fin du XXe siècle : la première présente la science comme « objective » c’est-à-dire commune à tous les êtres pensants et pouvant donc être à la fois expérimentée de manière commune mais aussi partagée par tous grâce à la communication, tandis que le second s’efforce de prouver que la science est vraie, c’est-à-dire qu’elle décrit correctement les caractéristiques réelles du monde.

Mais le « prix à payer » pour accomplir le programme de « l’objectivité structurale » était, d’après Daston et Galison, « trop élevé » pour les acteurs des sciences empiriques qui « n’étaient pas prêts à abandonner le monde de l’expérience sensorielle ni les images scientifiques qui cherchaient à le représenter » (p. 355) et ils « replongèrent » donc dans le visuel. Cette fois-ci, le régime est celui dit « du jugement exercé » (chapitre VI), comme par exemple lorsque Firsoff privilégie le dessin plutôt que la photographie pour restituer la surface de la Lune dans les années 1960 dans son Moon Atlas. Il ne s’agit pas d’un retour au régime de la « vérité d’après nature » prédominant au XVIIIe siècle : alors que dans ce dernier les scientifiques faisaient porter sur eux-mêmes la responsabilité de la sélection, ils s’en remettent, dans le régime du « jugement exercé », aux yeux du lecteur (« Là où se termine la représentation procédurale, là commence le jugement exercé », p. 368). Le rapport entre « objectivité » et « subjectivité » se modifie lui-même : il s’organise non plus sous forme de pôles opposés comme dans le régime de « l’objectivité mécanique », mais sous forme de « fils d’ADN » enchevêtrés.

Jusqu’à la fin du XXe siècle, les régimes mettant en scène des images, ceux de la « vérité d’après nature », de « l’objectivité mécanique », et du « jugement exercé », ont en commun de se fonder sur des « représentations ». Or Daston et Galison identifient à la fin du XXe siècle une rupture majeure dans le rapport des scientifiques aux images (chapitre VII) : celui-ci s’appuierait désormais sur une « présentation », c’est-à-dire une fusion de l’artefactuel et du naturel. Cette présentation peut renvoyer d’une part à un nouveau type d’objets, tels que des nanotubes ou des brins d’ADN, d’autre part à des procédés d’altération des images dans le but de clarifier, persuader, plaire ou vendre, l’art et la science pouvant se combiner. « L’image scientifique », concluent Daston et Galison, « est en passe de se défaire complètement de sa dimension de représentation et d’acquérir le pouvoir de faire » (p. 475).

Les abîmes de la réflexivité

Lorraine Daston et Peter Galison faisant œuvre de science dans leur exploration de « l’objectivité », la question se pose de savoir où eux-mêmes se situent dans cette histoire. De quel régime Objectivité relève-t-il ? Cette interrogation est d’autant plus forte qu’il est possible de considérer que l’ouvrage, magnifiquement illustré par les images des « atlas » constitue à son tour un « atlas », au sens que les auteurs donnent à ce mot, devenant par contamination un « atlas d’atlas ». La présence d’images excluant le régime de « l’objectivité structurale », leur traitement écartant les régimes de la « vérité d’après nature » (car il n’y a pas recours à un artiste) et de « l’objectivité mécanique » (les images n’étant pas prises de manière « mécanique » mais sélectionnées, cadrées, commentées), et les images n’étant manifestement pas « présentées », ne reste plus que le régime du « jugement exercé ».

Objectivité peut donc être situé, bien que les auteurs ne s’expriment pas à ce sujet, dans le régime du « jugement exercé », à l’intérieur duquel l’« objectivité » et la « subjectivité » des auteurs se noueraient. Pour mener leur étude, Daston et Galison procèdent en déployant des cas. Procéder par cas permet de saisir finement les problématiques étudiées. Mais l’étude par cas induit aussi des contraintes, la plus importante étant la difficulté de parvenir à des généralisations. En effet, seule une mise en série de cas autorise une montée en généralité qui permette d’énoncer des règles relatives à l’ensemble d’un groupe professionnel aussi vaste que « les scientifiques », à l’échelle de l’Europe et des ةtats-Unis, et pendant des périodes correspondant chacune à plusieurs décennies, voire à plusieurs siècles. Le faible nombre de cas à partir desquels Daston et Galison désignent des régimes valables pour (presque) toutes les disciplines scientifiques sur des périodes longues, les conduisent à « durcir » ces régimes en les délimitant par des oppositions. Or un même scientifique peut évoluer d’un régime à l’autre, voire même les combiner. Le cas d’Einstein, classé dans le régime de « l’objectivité structurale », mais pour qui « si toute grandeur, tout énoncé théorique prétend à un “sens objectif” », l’objectivité n’existe que « dans le cadre de cette théorie » (p. 352) nécessiterait de concevoir, pour situer le scientifique, la possibilité qu’une même personne non seulement altère un régime mais les alterne ou encore, dans un mouvement dont il faudrait étudier la contradiction, s’en détache en s’y rattachant.

Le champ d’investigation de Daston et Galison vise la science, toute la science. Pourtant, les disciplines scientifiques n’ont pas toutes le même rapport aux images. Certaines d’entre elles, comme la botanique et l’astronomie, y ont très largement recours. Mais dans d’autres disciplines, qui ne sont réductibles ni à une « objectivité structurale » ni à un « réalisme structural », les images sont rares. Cette rareté de l’usage des images apparaît de manière frappante dès lors que l’unique recueil d’images cité dans le domaine de la psychologie est celui des planches du test de Rorschach. La sociologie et ce que l’on peut appeler les sciences du psychisme – la psychanalyse, la psychologie, la psychiatrie – utilisent, en effet, peu d’images en comparaison des autres disciplines scientifiques. Des auteurs considérés comme fondateurs tels que Weber pour la sociologie et Freud pour la psychanalyse ne donnent aux images, dans leurs textes, aucune place (pour le premier) ou peu de place (pour le second). Certes Freud s’est appuyé sur des images dans son travail, notamment d’œuvres d’art, mais il n’élabore aucun « atlas » de la psychanalyse. Lorsqu’il collecte des mots d’esprit afin d’en élaborer une théorie générale (Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient), aucune image n’affleure. Dans cette enquête sur l’« objectivité » qui conduit à la « subjectivité », la psychanalyse n’est d’ailleurs mentionnée par Daston et Galison qu’en passant, et le « freudisme » est réduit à n’être que « l’exemple le plus fameux des psychologies de l’inconscient » (p. 358).

Pourquoi certaines disciplines scientifiques ne comportent-elles pas ou peu d’« atlas » ? ہ cette question, qui n’est pas posée au delà de l’émergence de « l’objectivité structurale », limitant d’autant la portée d’Objectivité, une réponse est à chercher dans la question de savoir si ce qui est étudié est doté d’une capacité active de communiquer par le langage humain ou non. Car, dès lors que sont étudiés des êtres humains vivant en société, l’attention du scientifique peut se concentrer sur les discours, tandis que les éléments dénués d’accès au langage, tels que des zoospermes de chauve-souris ou des gouttes de lait – parmi les cas cités –, sont saisis plus efficacement par les images. Cette distinction entre l’approche par le langage et celle par l’image aurait pu être abordée lorsque Daston et Galison évoquent la manière dont, à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, les humains ont été traités par l’image comme des non-humains, conduisant à la construction de groupes faciaux typiques attachés à des « races ». Ce fut notamment l’entreprise de Francis Galton qui considérait possible d’obtenir le visage caractéristique d’un groupe en superposant plusieurs visages. Cette démarche, comme le rappelle Daston et Galison, inspira directement Wittgenstein qui en tira l’idée de « ressemblance de famille » (p. 387-388).

Toutefois Daston et Galison accordent eux-mêmes une grande attention aux discours, en plus des images. Leur histoire piste de près l’évolution du mot « objectivité », ses énonciateurs, le contexte d’énonciation, la variation des significations, les mots auxquels « objectivité » est opposée. En suivant « l’objectivité », Daston et Galison se déplacent à travers les siècles en veillant de près au langage. Or dans le même temps, ils prennent un autre parti concernant le mot « atlas ». Celui-ci est défini comme ayant « pour fonction de “circonscrire” le champ ou le domaine de la science qu’il étudie » et comme un ouvrage de référence « que tous les professionnels consultent pour identifier les objets qui valent la peine d’être regardés, savoir à quoi ils ressemblent, et ce qui est sans doute l’essentiel, apprendre à regarder » (p. 32).

D’une part, Daston et Galison s’interdisent de dire ce qu’est « l’objectivité » et ils laissent ce soin aux acteurs qu’ils étudient. D’autre part, Daston et Galison décident de dire ce qu’il faut entendre par « atlas », sans s’attarder sur le fait de savoir si l’ouvrage étudié est désigné comme un « atlas » par son auteur ou un contemporain, et en faisant comme s’il n’y avait aucun doute possible sur ce qu’est un « atlas ». Or on ne peut manquer de s’interroger sur le fait qu’un « atlas » à l’origine conçu comme une représentation complète du monde par des cartes n’est pas la même chose concernant l’anatomie, la botanique, ou l’astronomie, sans compter les disciplines comme la sociologie et les sciences du psychisme qui n’ont pas recours aux atlas alors qu’elles élaborent des théories générales visant un grand nombre, voire l’ensemble des humains.

Dès lors, une contradiction forte traverse l’ensemble du livre : comment peut-on faire l’histoire d’un mot, « objectivité », en s’attachant aux variations dans le temps que lui donnent scientifiques et philosophes, à partir d’un autre mot, « atlas » qui est, lui, défini hors du temps par Daston et Galison ? Cette contradiction atteint son maximum lorsque, au terme de leur ouvrage, Daston et Galison applique le terme « atlas » aux sites internet et numériques, que personne ne désigne comme tel sauf eux, faisant ainsi apparaître la fragilité d’une catégorie qui leur semble aller de soi.

Jusqu’où pouvons-nous réfléchir à notre réflexion ? Quelle est la frontière de la réflexivité ? En sociologie et en ethnologie, ce problème est souvent posé par rapport à la singularité de la réflexion personnelle du chercheur occupé à trouver la bonne proximité ou distance avec les acteurs qu’il étudie [1]. Un des enjeux peut être d’arriver à « savoir s’approprier la vérité de son expérience ordinaire de ses propres pratiques ordinaires ou extraordinaires » en se mettant en quelque sorte à distance de soi-même [2], selon les termes de Pierre Bourdieu, tout en dessinant la ligne d’un horizon vers lequel il faudrait se diriger mais qui, comme tout horizon, reste malgré tout inaccessible. De son côté, la psychanalyse s’est confrontée à ce problème de la proximité et de la distance entre l’analysant et l’analyste, entre le thérapeute et le patient, en élaborant le modèle du transfert et du contre-transfert. Objectivité fait apparaître que, dès lors que l’on étudie des non-humains – tels que des plantes, des planètes, des méduses ou des flocons de neige – ou de l’humain morcelé ou traité comme privé de capacité langagière, la question qui se pose pour le chercheur est moins celle de la distance de soi aux autres que la place même de l’humain.









 


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