Année 1960 : Souvenirs d’un médecin du contingent affecté au 1/38e régiment d’artillerie à Zenina

Elle était encore vivante, mais à peine, celle à l’enfant mort-né vers qui m’avait conduit ce cavalier venu d’El Gueddid. Elle avait tout juste quinze ans, presque encore une enfant, et semblait dormir, recroquevillée sur elle-même et immobile dans la pénombre tiède et tranquille de la khaïma, son visage très pâle à moitié caché par la masse noire et désordonnée de ses cheveux collés par la sueur, entourée de silhouettes assises et murmurantes qui s’étaient tues et levées à mon entrée.
S’approchant de moi, un jeune garçon – on dirait un berger –m’explique, en français, que cette fille est sa sœur, que le malheur est arrivé trois jours avant et que c’est après qu’elle a commencé à aller très mal. « Elle est comme ça depuis. On n’arrive même pas à la faire boire ni à la réveiller. »
J’ai accroché le flacon de perfusion à un piquet de la tente. Ils sont une vingtaine d’hommes et de femmes assis autour de nous sur les tapis qui recouvrent le sol. Venant de toutes les khaïmas, des gens entrent et sortent qui me serrent la main et se penchent sur la malade. Nous bavardons en buvant du thé à la menthe et du café au poivre. Le temps s’écoule au rythme du goutte-à-goutte et l’on aurait presque oublié pourquoi nous sommes réunis ici, tellement est tranquille et légère l’ambiance de notre assemblée. Il nous arrive même de rire. Le frère sert d’interprète. Pendant cinq ans, il est allé à l’école à Djelfa. Il voulait être instituteur. Mais à la mort du père, et bien qu’âgé de seize ans, il est devenu le chef de famille et a dû revenir pour s’occuper de la khaïma, de la mère, des frères, des sœurs et des troupeaux.
Il ne regrette pas ?
Il dit que c’est la volonté d’Allah et ajoute, en riant, que les moutons et les vaches, ça fait vivre la famille mieux qu’instituteur. À une remarque que je lui fais sur la dureté de ce genre de vie, il me répond que ce qui est dur, ce n’est pas la vie de la khaïma, à laquelle il est habitué, c’est que « on » les oblige à rester sur place.
« On », c’est l’armée, les évènements, la guerre. « On », c’est la frontière qui nous sépare et au-delà de laquelle s’installe le silence.
Pour faire diversion je vérifie le pouls et la tension de la fille, tout en pensant à ces conversations entendues au poste, qui parlent de bergers égorgés, de tentes incendiées, de cette guerre qui insidieusement, même si on ne la voit pas ici, même si on en parle peu, rampe dans les esprits. Je repense aussi à ce berger –était-il un berger ? – qui lui aussi parlait un français parfait et même un peu affecté. C’était deux semaines auparavant. Il m’attendait à la porte du dispensaire d’El Gueddid et m’avait conduit jusqu’à une mechta isolée et abandonnée où il y avait, allongé dans un gourbi, enfoui sous plusieurs couches de couvertures, un homme qui grelottait de fièvre et serrait dans sa main une carabine Winchester. « Il est dans cet état depuis trois jours. Pourriez-vous avoir l’obligeance de faire quelque chose pour lui, s’il vous plaît. » La première chose que j’avais faite avait été de recouvrir la carabine d’un pan de couverture en disant : « Je n’ai rien vu ».
Album photos Dr. Alain Zweibaum (1960)
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Auteur infos
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Je me souviens bien de toi, nous avons discuté près du poste,un soir.Tu me faisais part de surprises dans le genre de celles-ci Je reconnais ton style, si délicat et si sympathique.Nous nous réunissons tousles ans,quelques anciens de Zenina, si tu désires nous retrouver, mets moi un mot.
Peut-être à bientôt.
ancienn.t Lt Vieuxtemps
Françoise
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